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Les parallaxes

duhkha

Ô Vosges ! plus je prononce votre nom simple et étrange, plus de mystères se dévoilent devant moi. Ô Vosges ! vous qui gardez les secrets des siècles ! vous qui avez vu les mythes se dérouler dans les vallées en deuil de brume ! vous qui avez compris tout ce qu’il fallait comprendre : à partir des Upanishads aux démences de Dalí… révélez-moi alors encore un mystère, celui de ma vie, le mystère que je cherchais près des lacs et près de l’océan, les mystères que j’essayais de comprendre dans le Trataka et le Pranayama, mais que je n’ai point saisis. Et la fin de mes souffrances n’est pas encore en vue…

Ô hostiles maisons montagnardes aux fenêtres et rideaux fermés, faites-moi encore un spectacle majestueux et prétentieux pareil à celui de la Contrexéville arrogante avec ses arbres de géranium et ses sources d’eau en puits de marbre, montrez-moi encore une fois ce petit club campagnard où la flûte mal accordée se mit un soir à tourmenter mon oreille par les géniales mélodies de Moussorgski et Messiaen jouées affreusement.

Mais je désirais que la clarinette chantât solo ! Non, pas de cette façon-ci, s’il vous plaît, il y a d’autres manières pourtant : il ne faut pas me tuer deux fois…

Larmes aux yeux, je priais les Vosges de me donner un peu d’inspiration pour jouer avec abandon et oubli, je priais d’être enfin entendu – par une seule personne… Non. Tentative foutue ! Diable ! Qu’entendis-je après ?

‘Tu as déjà fini ? Bon. Nous partons ?’

Je fus insouciant de ce public provincial et mal éduqué. Son indifférence ne me toucha point.

Mais quitter la salle avant que j’eusse touché le clavier ! Diable ! Je jouais ! Et comment ! Les Vosges ne me trahirent pas : elles me donnèrent cette inspiration divine, afin que je jouasse la musique descendue des cieux. Mais quitter la salle avant le récital ! Vosges ! vous m’entendez, ô Vosges ? Est-ce que vous entendez votre petit frère maudit et désespéré ? Diable ! Vosges ! vous vous souvenez toujours de moi ?

Brûlé, humilié, écrasé complètement, je courus dans le crépuscule vers une falaise sans bien comprendre ce que je faisais et où je me dirigeais. J’embrassai un petit arbre qui se mit à m’attendrir et me caresser en marmonnant doucement quelques paroles calmes en sa langue inconnue.

Et ce fut là, dans les forêts vierges des Vosges, que je fis sa connaissance. Ce fut là, où l’on ne voit personne, mais où l’on entend les chants d’oiseaux et les craquements des branches sous les pattes des bêtes s’échappant aux yeux humains.

Je regardais le lointain inconnu et presque inaccessible où finissait la raison humaine et où l’imagination commençait ; alors, je me calmais peu à peu.  

De cette falaise que je choisis pour mes méditations amères, je voyais le soleil toucher gentiment la ligne céleste des arbres, qui puis l’entamait et, tout rouge et sanglotant, disparaissait derrière l’horizon.

Au-dessous de cette falaise lézardée, une rivière rapide et précipitée coulait, en se brisant contre les pierres et en se frayant le passage à travers le barras des troncs tombés. La rivière tantôt chuchotait et murmurait, tantôt râlait et ronchonnait, elle rêvait avec les montagnes et la forêt. Chaque pierre semblait être celle d’un grand temple sacré, étant indispensable… On n’osait rien toucher, car il semblait qu’une fois touchée, la construction serait tombée. Je ne pouvais qu’admirer en silence absolu…

Il s’approcha de moi et s’assit sur la pierre voisine. Je demeurais toujours silencieux, en essayant de ne pas trahir mon étonnement. D’où vint-il ? Il lut mes pensées et répondit simplement, tout comme s’il s’agissait des charges de maison quotidiennes :

“D’où viens-je? Je viens de tes rêves.”

Ce fut évident : il lisait mes pensées. Mais comment ? Il s’éclata de rire :

“Comment je lis tes pensées ? C’est simple comme bonjour… Tu es assis tout simplement sur la falaise où toutes les rêveries, les plus folles même, deviennent réalité. C’est ici le miroir de Cocteau, regarde l’eau attentivement et tu verras l’auto d’Heurtebise qui est là, en attendant à t’emporter vers les fantasmes !

“Regarde ma barbe longue et blanche: mes rêves sont devenus, eux aussi, réalité, mais ce n’était pas le même rêve que le tien. Pourtant ce n’est pas le temps de parler de mes rêves d’antan, mon petit ami souffrant, discutons tes problèmes plutôt ; les miens sont déjà mille fois résolus. J’ai vaincu les doutes. Souttapitaka m’a ouvert le chemin d’or, et je suis obligé de t’aider à ton tour.

“Tu cherches une âme qui te soit aussi proche que toi-même. Pourtant tu ne veux pas comprendre : c’est impossible.

“Personne n’a besoin de toi. Personne sur cette planète ne te veut. Sauf toi-même. Mais ce qui est le plus important est que tu n’as besoin de personne non plus. Cherche seul. Je cherchais seul et j’ai trouvé ma vérité à moi.

“Sois toujours content d’avoir extrait tout ce qui est possible du moment où tu vis, mais ne sois jamais content des résultats. Il ne faut pas demeurer trop longtemps sur le sommet conquis. Va plus loin. Il n’y a pas de résultat final. Tous les résultats sont intermédiaires sur ton chemin vers Dieu.

“Remplis chaque moment de ton existence d’un sens universel, plais-toi à savourer chaque gorgée d’air, chaque route que tu as faite, chaque ligne que tu as lue.

“Ne porte jamais de l’envie envers ceux qui sont plus avancés que toi. Ton moment viendra et ce sera toi qui réjouiras. Développe-toi, cherche, pour que ce moment advienne et s’approche plus vite. Retiens bien : l’envie dévore ton temps précieux que tu pourrais bien employer pour autre chose, d’une plus grande importance.

“Ne dispute pas avec ceux qui ne valent pas la peine. Apprends à conserver ton énergie interne que tu devras verser plus tard dans tes actions plus nobles que le gaspillage inutile des mots et des gestes.

“Pourtant ‘rien de rien’ : tu n’auras jamais rien si tu restes assis sur cette falaise en rêvant et en regardant le monde passer lentement sous tes pieds. Se contempler est bon pour les fainéants qui veulent trouver une excuse valable.

“Rien autre dans cet Univers n’a aucune importance, sauf ton développement personnel. Les plaisirs charnels ne valent rien, les souffrances charnelles, par contre, peuvent et doivent t’affermir dans la vie.

“Je sais que tu penses aux amis qui t’avaient trahi. Ne les maudis jamais. Peut-être qu’ils se trahissent eux-mêmes de plus en te rejetant de la façon qu’ils le font.

Et ne maudis jamais personne en général. Chacun a ses propres raisons pour ses actions et chacun y est responsable.

“Laisse tes tragédies au fond de ton coeur. Ne les oublie jamais, bien sûr, mais essaye de les supprimer : elles ne sont que des étapes indispensables de ton développent unique et incomparable. C’est essentiel. C’est avec tes tragédies que tu connaîtras la vérité affreuse de la vie. Rien à faire, malheureusement. L’Orient avait aussi ses erreurs à lui quand il affirmait que les duhkhas sont dangereux. Ce n’est pas vrai.

“Ne cesse d’apprendre. La vie séparée des livres et les livres séparés de la vie ne valent rien. Absolument rien. Qu’est-ce qui est le plus dangereux que les livres sans expérience et l’expérience sans livres ? Sache extraire l’essentiel et apprends à l’utiliser. C’est comme ça que tu recevras l’image réelle de l’Univers qui t’entoure. Sache distinguer le vrai du faux et ne mêle rien. Pas d’amitié entre l’eau et la flamme. L’une d’elles sera toujours échouée.

“Si tout à coup tu sens la nécessité d’être parmi le brouhaha et le chahut humains, n’hésite nullement à le faire. Vas-y ! Ne regrette jamais ! Il n’y a pas de temps perdu : tout est important comme expérience.

“Mais si tu veux te clôturer pour créer et pour te contempler, il faut que tu le fasses.

“Crée…

“Pense…

“Réfléchis…

“Médite…

“Observe le soleil du matin…

“Observe le soleil du soir…

“Fonde ta propre Christiania…

“Apprends…

“Méfie-toi…

“Méfie-toi et cherche le vrai…

“Pose des questions…

“Cherche…

“Va droit au but…

“Lis les livres…

“Lis la vie…

“Lis les cieux…

“Je te promets : tu trouveras…”

Tel un personnage mythologique, il tira une pomme de sa poche et me la tendit :

“Ne crains rien. C’est la pomme biblique de sagesse. Mords-y. Tu es béni. Bonne route.

“Bonne route vers les astres. On se reverra sur les sentiers calmes et l’on s’assoira sur cette même falaise pour l’éternité.”

21 January 2004. – Dzerzhinsk (Russia)